Les Frères Larrieu
« Partez, tout de suite, la voie est libre ». La voix-off introductive de Fin d’été, dès 1996, pavait le cinéma d’Arnaud Larrieu et Jean-Marie Larrieu d’une promesse de voyage, mi-profonde, mi-ironique – car on ne part jamais que de l’endroit d’où l’on vient. Les frères tiennent cette ligne de crète, sans jamais s’autoriser à devenir les touristes blasés des lieux qu’ils filment. Nés à Lourdes avec un an d’écart, ils n’ont cessé d’en bouger, des Pyrénées aux Alpes, jusqu’au Jura, et d’y revenir, pour trouver leur voie d’inlassables arpenteurs, décidés à situer leurs personnages de chair et de sang dans un monde fait de pierres, de ciel et de vent.
En neuf longs-métrages et presque autant de courts, Arnaud et Jean-Marie Larrieu ont fait plus qu’ajouter un patronyme à la liste des fratries et sorories brillantes du cinéma (Taviani, Dardenne, Coen, Wachowski). Ils ont creusé un sillon unique, reprenant le flambeau des classiques réalistes du cinéma français, Renoir en tête, imprégnant leurs films des folies exploratrices de la Nouvelle Vague, délocalisant le tout en milieu naturel et dans le tempo de leurs fantasmes. Leur morale ? Loin de de tout, sur un sommet montagneux ou dans un paysage presque vide, on se dit plus, on voit plus, on respire autrement. Et comme disait Godard, le cinéma est fait pour respirer.
En France, personne ne sait mieux qu’eux inscrire des corps dans des paysages, comme s’il s’agissait de saisir à chaque plan une météo des sentiments et des désirs. Ceux qui débordent dans Peindre ou faire l’amour, font vriller dans L’Amour est un crime parfait, ou qui angoissent profondément, à travers les questions de paternité et de filiations troubles présentes en amorce (Fin d’été, La Brèche de Roland) et plus tard (Tralala, Le Roman de Jim) dans leur cinéma à l’intimité immédiate. Entre frères, les Larrieu filment des familles qui se choisissent, pas forcément fondées sur les liens du sang. Tel est leur manière, peut-être, de sortir d’eux-mêmes. Leurs films donnent un sentiment d’ailleurs. Le bord du cadre y palpite d’autres lumières et bruits, rappelant qu’un monde existe autour du monde sensiblement filmé.
Cinéastes topographes, cinéastes de l'affût (littéralement, quand ils filment en panoramique un mâle Grand Tétras en parade dans Un homme, un vrai), d’une impressionnante rigueur formelle, Arnaud et Jean-Marie Larrieu n’en sont pas moins des hédonistes. Chez eux, chacun ou presque se promène nu, ce qui en dit long. De Mathieu Amalric à Karin Viard, de Sergi Lopez à Karim Leklou, en passant par Hélène Fillières, Daniel Auteuil, Sabine Azéma ou Laetitia Dosch, tout le monde à poil ! Une fois ce tabou figuratif levé, les films peuvent prendre autant de risques que leurs interprètes, cultiver une dimension joueuse et ouverte à l’impureté, intégrer d’autres pratiques : la musique, avec Philippe Katerine ou Bertrand Belin, et la littérature, de Dominique Noguez à Pierric Bailly.
Si le cinéma ne se suffit jamais à lui-même, l’œuvre déjà majeure des frères Larrieu s’affirme comme une longue randonnée à travers les genres : drame familial, film d’entreprise, burlesque, comédie musicale, mélodrame, conte érotique, western, tout ou presque y passe, y compris la saga post-apocalyptique, qu’ils ont eu l’intuition de trouver nécessaire dès 2009 avec Les Derniers jours du monde, déjà un classique pour nos temps renversés. Un art mélancolique et lucide se dessine discrètement, dont on n’a pas fini de mesurer la beauté.
Olivier Joyard


















