Autour de La Féline : Fantastique studio RKO!
DEMAIN LA NUIT
Au cinéma, le fantastique eut plusieurs formes : ce furent d'abord les ombres métaphysiques du muet, puis, avec le parlant, la galerie de monstres déversés par le studio Universal en riposte imaginaire à la crise de 1929. Avec l'unité de production confiée à Val Lewton dès 1942 au sein de la RKO – la petite dernière des majors hollywoodiennes qui ne faisait rien comme les autres - quelque chose change en profondeur dans l'espace du cauchemar. Tout à coup, la peur n'est plus extensive, mais intensive. La menace cesse d'être assignée à un corps difforme, mais se répand, diffuse, dans toute l'étendue du plan, dans le moindre silence et interstice. Avec les budgets restrictifs, le manque et l'absence creusent l'image de l'intérieur. Le hors-champ, ce petit bagage d'angoisse transporté par chaque spectateur, s'étend au-delà de toute mesure. Et c'est alors l'empire du négatif qui s'infiltre au cœur de la production hollywoodienne.
La collection de l'épouvante RKO constitue, dans le système des studios, une formidable réserve d'onirisme vénéneux. Tout commence avec La Féline (1942) de Jacques Tourneur, modèle de suggestion où tout se noue autour d'une supposée femme-fauve. Mais ce qui se joue en sous-main est d'un tout autre ordre : l'histoire d'un amour qui s'éteint, d'un mariage qui s'étiole, d'un divorce inévitable (chose irreprésentable sous le Code Hays), et au cœur de tout cela, la dépression féminine, celle d'une héroïne désirante vaincue par le conformisme américain. Dans les deux autres films de la paire Tourneur-Lewton, la part de l'irrationnel ira croissant. Vaudou (1943) plonge une famille de colons dans la cérémonie occulte d'une île antillaise, et troque toute intrigue pour une logique de rêve éveillé. The Leopard Man (1943), navigue dans les espaces lugubres d'une ville du Nouveau-Mexique où éclatent des meurtres sanglants. Le rapport à l'étranger, le motif colonial, le génocide indien, l'inassimilable, sont ici l'objet secret de la hantise.
Le conte est la forme plus générale où va se fondre l'épouvante RKO, avec ses chaperons rouges qui tombent dans la gueule du loup. Ainsi le disciple Mark Robson, monteur de La Féline, a-t-il bien retenu la leçon dans La Septième Victime (1943), film noir occulte creusant le versant souterrain d'une Amérique où les jeunes filles tombent dans les filets de sectes sataniques. La Malédiction des hommes-chats (1944) de Robert Wise et Gunther von Fritsch, qui reprend les personnages de La Féline, adopte surtout le regard de l'enfance et décrit une traversée du miroir maléfique.
La peur est bien la grande affaire des femmes aux prises avec l'espace social qui se referme sur elle. Celui-ci prend souvent la forme d'une grande demeure gothique, piège de claustration ou modèle de structure mentale. Dans le magnifique Deux mains, la nuit (1946) de Robert Siodmak, l'oeil du tueur se promène dans le labyrinthe d'une antique demeure de famille, pointé sur une domestique aphone qui devra appendre à crier. Dans Le calvaire de Julia Ross (1945) du percutant Joseph H. Lewis, la maison devient celle du « gaslight », ce tour de manipulation par lequel on pousse une femme dans la folie, et plus encore dans un préjugé d'elle-même (l'hystérie). Les forces qui nous traversent sont multiples : occultes, sociales, inconscientes. Il aura été du privilège de la RKO et de son héritage de nous les faire sentir entre deux plans, dans le poids d'un silence ou la suspension d'un souffle.
Mathieu Macheret




















