Joan Micklin Silver
Trouver sa place
L’industrie du cinéma américain des années 1970 n’accueille pas à bras ouverts les réalisatrices. Après avoir travaillé comme scénariste et réalisé quelques courts-métrages pour des programmes éducatifs à la télévision, Joan Micklin Silver (1935-2020) a du mal à financer son premier long-métrage, Hester Street. Le film aurait pu ne pas voir le jour si son mari, Raphael Silver, qui travaillait alors dans l’immobilier, ne s’était pas lancé pour l’occasion dans la production. Tournée en noir et blanc et majoritairement en Yiddish, cette chronique amère et tendre de l’immigration juive à New-York à la fin du XIXe siècle aura aussi du mal à trouver un distributeur, avant de finalement connaître un beau succès compte tenu du petit budget du film, et de valoir une nomination à l’Oscar pour l’actrice Carol Kane. Toute la carrière de Micklin Silver connaîtra ainsi des soubresauts liés aux préjugés sexistes et antisémites d’une partie de l’industrie. Avec les recettes de Hester Street, elle finance Between the Lines, brillant film choral sur une publication underground à Boston, dans lequel les petites aventures des rédactrices et rédacteurs (dont un jeune Jeff Goldblum en critique rock) s’accompagnent d’une certaine désillusion face à l’utopie du journalisme indépendant. Les personnages, notamment féminins, y apparaissent déjà extrêmement singuliers, faillibles, pleins de doutes, drôles et charmants. L’art de Micklin Silver réside là, dans la manière jamais surplombante dont elle façonne et filme ses protagonistes, échappant aux archétypes, auscultant leur complexité l’air de rien, les regardant pour ce qu’ils sont, des gens ordinaires qui tentent tant bien que mal de trouver leur place dans le monde.
D’où la réussite de Chilly Scenes of Winter, film d’amour unique en son genre. Charles (John Heard) y tombe follement amoureux de Laura (Mary Beth Hurt), mais lorsque le récit commence leur histoire est déjà terminée. La précision avec laquelle la cinéaste raconte le sentiment amoureux, puis le désespoir qui suit, en passant de la tendresse des comédies de James L. Brooks à l’amertume des mélodrames de Vincente Minnelli, n’a pas d’égal dans l’histoire du cinéma américain. À revoir aujourd’hui, le film apparaît par ailleurs d’une grande modernité sur la toxicité ordinaire de Charles, que Micklin Silver dévoile sans détour, mais sans juger le personnage non plus. Suivra Crossing Delancey, son plus grand succès, sublime comédie romantique new-yorkaise dans lequel Isabelle (Amy Irving), libraire célibataire, est tiraillée entre deux mondes : celui de ses racines juives du Lower East Side, où vit sa grand-mère entremetteuse, et celui huppé de l’Upper West Side, où elle fraye avec l’intelligentsia littéraire de la ville. Outre le portrait encore une fois atypique d’une femme qui doute, elle y invente un nouvel idéal masculin sous la forme du « pickle man », un vendeur de cornichons doux et bon (Peter Riegert), qu’Isabelle commence évidemment par repousser. Ces quatre longs-métrages, sur les sept que Joan Micklin Silver a réalisés (en plus de plusieurs téléfilms et de mises en scène au théâtre) permettent non seulement de réaliser à quel point le cinéma américain regorge encore d’angles morts, mais surtout de faire l’expérience d’un regard résolument féminin et personnel – celui d’une grande cinéaste.
Marin Gérard














