Autour d'Irma Vep
La fiction et son double
Drôle de chemin que l’histoire d’Irma Vep, personnage de bandit au féminin né pour la caméra de Louis Feuillade sous la forme d’un feuilleton populaire qui aura diverti les Français pendant la Première Guerre mondiale, pour inspirer un film écrit en neuf jours par Olivier Assayas et tourné rapidement en 1995 avant qu’il n’y revienne, en 2022, sous la forme sérielle de huit épisodes produits par HBO et A24.
Passionnante par son histoire de production, la série (que son auteur qualifie immanquablement de « film »), l’est aussi dans les vertigineuses chausses trappes de son récit : un cinéaste dépressif panique pendant l’élaboration d’un film, remake d’un feuilleton vieux de cent ans. À partir de l’argument simple de cette comédie de tournage dans laquelle le cinéaste fait preuve d’une hilarante auto-dérision, l'œuvre déploie une face plus profonde. Tétanisé par l’enjeu financier, il est visité par les fantômes de son passé, tandis que pendant les pauses entre les scènes, l’actrice s’identifie à son personnage au point de vivre des aventures fantastiques sur les toits de Paris.
Irma Vep est aussi un motif plastique fascinant, celui d’une silhouette gracile, moulée dans sa combinaison intégrale noire, qui n’a cessé depuis le feuilleton de Feuillade, de hanter le cinéma : de Jacques Rivette dans Céline et Julie vont en bateau aux films de super héros.
C’est aussi un personnage important dans l’écriture de l’histoire du cinéma français. Son interprète, Musidora, est une des rares actrices à avoir travaillé pendant les années de la Première Guerre mondiale tandis que ses collègues masculins partaient pour le front. Elle a tenu un journal intime, précieux pour connaître le travail des tournages de cette époque. Elle fut aussi une collaboratrice privilégiée d’Henri Langlois à la Cinémathèque française. Elle y a travaillé comme responsable du Service de la documentation et des relations avec la presse jusqu’à son décès en 1957.
Autour de deux conférences consacrées l’une au film de making of et l’autre aux métamorphoses d’Irma Vep, Premières épreuves propose une variation autour de l’Actrice et son double, qui creuse l’abyssale question de ce qu’une comédienne met d’elle-même quand elle joue, de ce qu’un.e cinéaste prend d’elle lorsqu’iel tourne, de ce mystère infini de jouer à être quelqu’un d’autre.
Dans La Comtesse aux pieds nus (1954), Ava Gardner incarne une actrice venue du ruisseau et façonnée par Hollywood comme une idole. Dans Millenium Actress (2001), le chef d'œuvre de Satoshi Kon, la star est autant adulée que menacée et existe quasiment plus dans le regard de ses fans que dans le réel. Thriller hitchcockien, Mulholland Drive (2001) de David Lynch oppose deux comédiennes, l’une qui réussit, l’autre non, toutes deux faisant l’épreuve de l’envers du rêve hollywoodien. Les Filles (1968), film suédois de Mai Zetterling, travaille un récit de mise en abyme où les représentations d’une pièce viennent questionner ses interprètes sur leur propre vie. Naked Acts (1996), unique film de la réalisatrice afro-américaine Bridgett Davis redécouvert récemment (grâce au formidable travail de restauration de Milestone) pose frontalement la question de ce que peut incarner un corps de femme noire dans le cinéma américain.
Derrière cette thématique de l’actrice et de ses rôles, c’est toujours aussi la question de la place de la femme dans la société qui se dessine, et des différents masques que les époques l’incitent à porter.
Raphaëlle Pireyre